“La santé du pianiste” – interview et photos

Jay Gottlieb : La santé du pianiste
Entretien et Photographies : Isabelle Françaix de Ramifications – L’actualité classique de la vie musicale


Fraîcheur, flamme et ouverture, le pianiste américain Jay Gottlieb ne mâche pas ses mots et s’exprime avec la même énergie rayonnante, la même vitalité que lorsqu’il s’assied derrière un piano : disponible, concentré, profondément investi et attentif aux vibrations qui l’entourent.

le 29 mars 2009, ce fervent dédicataire des œuvres de ses contemporains, défenseur de la musique à travers les siècles, rencontrait Jean-Paul Dessy et l’Ensemble Musiques Nouvelles pour enregistrer chez Chant du Monde le Concerto pour piano et cordes du compositeur ouzbek Dmitri Yanov-Yanovsky au Studio Dada de Bruxelles… Une heureuse aventure, belle et intense.

Jay Gottlieb, quel rapport entretenez-vous avec cette œuvre que vous avez créée en France en 2007 ?

Aucun en particulier. J’avais déjà joué dans le festival de musique contemporaine que Dmitri Yanov-Yanovsky dirige à Tachkent en Ouzbékistan, son pays d’origine. Il s’agissait d’un récital de piano nourri de musiques actuelles qui n’avaient rien à voir avec ses propres œuvres. Je le connaissais personnellement mais cela n’est pas intervenu dans le contexte d’exécution de son concerto.

Que vous inspire cette pièce ?

Les mêmes considérations que l’ensemble de son œuvre : une grande spiritualité. Et sa non obligation de briller ni de faire le m’as-tu vu. Dmitri Yanov-Yanovsky n’a aucun problème avec les demi-teintes ni l’intériorité : il maîtrise l’intérieur de l’intérieur et toutes ses finesses.

Je repère aussi ses influences. Je vois très bien ce qu’il porte en lui et ce qui circule dans son système sanguin musical et esthétique. Il reste fidèle à certaines de ses sources, comme la musique du début du XXe siècle. Quelques utilisations de modes musicaux spécifiques, octatoniques, obsèdent ce concerto. C’est une bulle que Yanov-Yanovsky ne quitte pas et qui fonctionne avec une grande variété selon une donnée claire, absolument épelée. Tout cela est cohérent et d’une grande intériorité.

L’avez-vous travaillé avec lui ?

Non. Il existe deux sortes de compositeurs : les papas-poules et ceux qui travaillent dans la confiance gagnée (car ils nous ont entendus jouer soit leurs oeuvres, soit un vaste spectre d’oeuvres du répertoire) puis la confiance totale (« je sais que ce sera bien »). D’ailleurs, ceux-là sont prêts pour la surprise. J’ai vécu de nombreuses expériences avec des compositeurs qui ont préféré mes approches à ce qu’ils avaient prévu. Ils ont changé la partition avant l’édition. J’ai parfois modifié jusqu’au doigté, au phrasé, à la pédalisation et même changé des notes.

Yanov-Yanovsky est un compositeur confiant. Il n’a pas besoin d’être sur mon dos à chaque milliseconde, préférant peut-être ma vision qui décale légèrement la sienne, pour mieux la traduire parfois. C’est l’intelligence du compositeur… Et c’est beau.

Pour vous, la différence entre composer et interpréter n’apparaît donc pas primordiale ?

J’adore improviser et par conséquent casser cette barrière ! J’étais aussi compositeur et… le piano a gagné ! Je n’ai donc aucun regret de ne plus écrire de musique sur papier ni sur ordinateur. Les gens me regardent avec une sorte de pitié : « Le pauvre ! Il ne peut plus composer ! » Je me porte très bien, merci, en tant que pianiste. Le monde de la création est tellement riche : Mozart, Beethoven, Chopin, Schumann ne me posent aucun problème. J’adore pour un récital choisir un fil conducteur : une forme ou un contexte. Prenons par exemple le prélude : je commence avec Bach et je continue jusqu’à aujourd’hui.

Composer et interpréter seraient donc un même chemin ?

Il faut être attentif à ne pas pervertir les œuvres écrites, à ne pas les trahir. Ma fierté, à force de dialogues avec des compositeurs vivants, c’est d’avoir la sensation (sans être prétentieux) d’être un peu dans leur tête. Et, du coup, dans celle de ceux qui n’existent plus depuis des siècles. Jouer toute forme d’œuvre, orchestrale ou soliste, est toujours une recréation. Je n’ai pas dit « récré ». C’est aussi un jeu, mais seulement en partie : il faut quand même beaucoup de préparation ! Ce n’est pas improvisé. Et pourtant, il faudrait rendre pendant un concert l’idée de l’encre encore fraîche ! De l’encre toujours fraîche ! Que ce soit presque la première fois chaque fois. Et garder cette fraîcheur. Une création est un contexte particulier de totale découverte, mais quand on rejoue l’œuvre, on retrouve un nombre incalculable de trésors et de merveilles. C’est incomparable et capital.

Ceux qui tombent dans ce mot terrifiant : « routine », comment peuvent-ils communiquer la flamme ? On doit brûler en concert d’un même feu que celui de la création. C’est donnant-donnant ! C’est cela, la responsabilisation de l’interprète, sa créativité : flamme, curiosité, ouverture. Peu importe l’époque.

En va-t-il de même pour les frontières entre les mouvances musicales ?

Je casse complètement cette ligne entre les musiques ! Qu’il s’agisse de William Byrd ou de Luciano Berio, c’est le même amour, la même fraîcheur, la même passion. Je suis tout aussi excité par Baude Cordier (NDLR : compositeur français : Reims fin du XIVe s. – déb. du XVe s.) et ses œuvres graphiques que par celles des expressionnistes abstraits des années 50. Pas mal de siècles les séparent pourtant, et je trouve passionnantes ces spirales de l’histoire ! Comme disait mon merveilleux maître Nadia Boulanger, plus on avance, plus on se rend compte qu’il n’y a pas de rupture en fin de compte, même si on a l’heur de croire aux cassures esthétiques radicales.

En observant bien, on réalise qu’apparaissent à travers l’histoire des couchers et des levers de soleil successifs sur les concepts, les idées, les énergies. Les choses reviennent, disparaissent, reviennent… Reprenons l’exemple de Baude Cordier, 1400, œuvres graphiques : par la suite le graphisme n’a pas énormément intéressé les gens ! Puis dans les années 40-50 aux États-Unis avec Earle BrownMorton Feldman, ou en Italie avec Bussotti, etc. : le graphisme absolu revient ! Il ne s’agit pas de radicalisme, mais d’un retour. Cependant, il faut déjà être au courant des antécédents ! La liste est très longue. Au XVIIIe siècle, Friedrich Wilhelm Rust, un contemporain allemand de Carl Philip Emmanuel Bach, fait des pizzicati, des effets d’instrument à l’intérieur du clavecin, des touches bloquées, ce que Ligeti a repris dans les années 1980 ! Oui, avec le temps, c’est très clair : rien de si radical, de si bouleversant, de si renversant, pas de si grande révélation ! Et ce n’est pas du tout une déception. Au contraire, car cela brise totalement l’espace temporel ! C’est une merveille de se sentir appartenir à cet élan ! On est en harmonie avec le cosmos, avec le passé et l’avenir.

Quand on vous dit spécialiste de la musique contemporaine, vous sentez donc cela comme une réduction ?

Évidemment ! Quand on regarde vraiment ce qui passe dans les veines de la musique, comme on le disait pour Dmitri Yanov-Yanovsky, est-ce un crime de reconnaître et de citer tous ces compositeurs d’autrefois ? Pas du tout !

Ce qui compte, c’est ce qu’on fait avec le matériau. C’est la question de toute forme d’art d’ailleurs. George Crumb imagine des Makrokosmos (qui portent bien leur nom) en 1972-73 en citant BeethovenChopinDebussy… Il crée pourtant totalement une autre forme. Entièrement ouvert, il a compris la disponibilité du matériau qu’on palpe, qu’on sculpte. Voilà la santé !

Lors de mêmes récitals, j’ai joué les esthétiques les plus diverses, voire antinomiques. Certains applaudissaient à tout rompre, d’autres quittaient la salle en claquant la porte. Ils ne comprenaient pas que le même Gottlieb jouait toute cette musique : il fallait le prendre dans sa totalité ! Mon message n’était pas acceptable pour les compositeurs qui veulent s’afficher dans un camp et pas dans un autre. Pour moi, c’est un stress qui ne devrait pas en être un. On devrait pouvoir dire oui à tout ce qui est intéressant.

Les compositeurs s’approprient parfois ce qu’ils trouvent intéressant pour eux et renient le reste. Donc, quand ils disent : « C’est ainsi… », il manque à leur affirmation deux petits mots : « …pour moi » ! Mais la phrase « C’est ainsi pour moi » est taboue.

La musique contemporaine qui veut faire table rase du passé se fourvoierait donc ?

C’est le petit garçon qui veut quitter le nombril de Maman et de Papa ! « Et je les tue ! » C’est vieux comme Freud ! C’est-à-dire aussi jeune que Freud ! Non, non… ça, on ne le quittera jamais, et c’est parfaitement humain : « C’est moije crée, etc. », sans vouloir parler des recettes.

Dans un colloque, l’immense Ligeti parlait avec de superbes métaphores de ce qui influençait son travail. Quelqu’un lui a demandé : « Mais comment êtes-vous arrivé à ces notes ? » Il voulait vraiment du concret ! Et là, Ligeti a dit : « Oh, vous savez, c’est comme si j’étais dans un train ; je regardais à travers la vitre les images qui déferlaient… C’est un peu cela. » Bref, ce qu’il a dit était charmant, mais ce n’était absolument pas la réponse !

Je pourrais vous donner des centaines d’illustrations… J’ai pu dénicher des influences très concrètes sur de grandes pointures, mais je garde le secret.

Bref, être soi-même hors de toute influence est un leurre. Nous sommes absolument influencés par tout ce qui nous entoure et ce qui nous a précédés. Encore une fois, c’est ce qu’on fait avec le matériau qui compte.

Puisque l’on parle de la matière, pourquoi avez-vous choisi votre chemin avec le piano ?

C’est mon instrument depuis toujours. Je n’ai rien décidé. Il n’y a pas eu à choisir entre la composition et le piano, même si je dis toujours que le piano « a gagné » !  Car le piano était absolument parallèle à la composition avant même que j’aie un an. Soyons clairs : j’ai toujours été pianiste.

Vous êtes  pianiste ?

C’est ce que m’a dit l’extraordinaire Nadia Boulanger, la musicienne la plus immense que j’aie jamais rencontrée, après quelques notes jouées devant elle pour la première fois. Si elle le disait, ça devait être le cas, car elle était la musique même ! De toute façon, j’ai toujours été indécollable de cet instrument. Il fallait m’en extirper pour me ramener à la réalité tant il m’absorbait!

Vers 22 ans, c’est vrai, j’ai dû faire un choix : le piano ou la composition. Les deux sont tellement prenants. A un certain niveau, c’est trop ! On ne peut pas les faire à peu près.

Le piano « a gagné » car c’est une obsession.

Vous sentez-vous investi d’une mission ?

J’en ai effectivement plusieurs et ce mot sort souvent de ma bouche. Comme cure contre le cancer ou le mal être, faire de l’art, offrir de la beauté au monde peut être très certainement considéré comme une mission.

Je ne crois pas faire de la musique dans le vide. Je crois qu’il y a un sens. Si beaucoup de gens vont mal sur cette planète, c’est qu’ils manquent d’un sens.

J’ai vu récemment un dessin humoristique qui m’a enchanté dans le New-Yorker souvent caustique, avec des clins d’œil au cinquième degré. Un homme vient de s’évanouir, il reprend conscience ; sa cravate et son costume sont défaits. Il est au bureau entouré de deux collègues. Il se reprend et dit : « Excusez-moi mes amis, mais pendant un millième de seconde, j’ai vu le sens des choses. Mais ça y est, je m’en suis remis. » C’est croustillant !

Les gens qui vivent aveuglément en répétant des gestes machinaux préfèrent ne pas trop se poser de questions, surtout lorsqu’ils ne sortent pas de chez eux, car dès que fusent les questions, le monde se bouscule… et l’art se fait ! Les artistes sont des gens très chanceux… même si, effectivement, le questionnement sur la cristallisation de toute chose n’est pas facile.

Tout ce qu’on fait dans la vie, nos études mais aussi chaque repas, chaque plat, tibétain, thaïlandais ou coréen, chaque épice pour moi informent chaque note ! La musique cristallise tout.

Je crois que les musiciens qui n’ont pas de vie intéressante ne sont pas des musiciens intéressants. Ils ne rendront jamais de manière urgente et habitée (un mot français que j’adore) la musique qu’ils jouent. Je n’aime pas le mot « interprétation »…

Pourquoi ?

« Interprétation » implique distance. Si un compositeur me fait confiance, c’est qu’il comprend que je peux être à l’intérieur de la chose, retracer son processus compositionnel et devenir, à la manière orientale, l’œuvre, le compositeur. C’est ce que j’aime faire, et c’est pourquoi c’est si fatigant !

C’est beaucoup plus facile de rester à l’extérieur, d’« interpréter », mais je ne le veux pas ! Je veux devenir la chose.

Le mot « jouer » me gêne moins. Le concept de jeu est capital dans la fabrication de l’œuvre qui n’est pas uniquement une activité solennelle. Être crispé et coincé ne permet pas de la projeter !

Mais attention : « Ceci n’est pas un jeu ! » Ni l’apprentissage d’une œuvre ni son exécution ne sont un jeu. Et pourtant, Oscar Wilde a dit : « L’art est la seule chose au monde qui soit sérieuse, même si l’artiste est celui qui n’est jamais sérieux ». Le paradoxe ne me gêne pas du tout.

La Rochefoucauld, dans ses Maximes, avait écrit : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit »…

Encore une illustration du retour d’une même pensée au fil des siècles, comme celui des levers et des couchers de soleil.Sénèque, né avant Jésus-Christ, prononce des phrases comme : « Pour écrire ses rêves, on doit soi-même être complètement éveillé ». Paul Valéry, en plein XIXe, début du XXe, le répète à son compte.

Bien sûr pour cela, il faut être au courant des écrits de Sénèque comme des œuvres de Baude Cordier ! Mais quand on le sait : quelle sérénité ! On se sent tellement en phase avec les XIVe, XVe ou XVIe siècles : ce n’est pas quelque chose qui m’intimide ou m’effraie. On vivait différemment, avec moins de confort, certes. Mais vous connaissez la fameuse phrase deDebussy à propos du Sacre du Printemps de Stravinsky : « Le rituel, la sauvagerie slaves… avec le confort moderne ! »

Malgré le primitivisme du XVIe, quand on voit aujourd’hui la façon dont les pensées se rejoignent à travers le temps, on se dit : « Finalement, nous ne sommes qu’humains ! » C’est rassurant. Je n’ai absolument pas besoin de reprendre cette phrase deBoulez : « Brûlez les musées ! » Quel adolescent ! Ou « tuons Papa » dans son article : « Schoenberg est mort » ! C’est énorme, mais cela correspond à ses besoins à lui. La nécessité d’utiliser de vieilles formes : la gigue, la valse, etc. lui répugnait. Bien sûr, en 1952, elles ne le concernaient pas. Mais de nouveau il a omis de prononcer « pour moi », « selon moi »…

Si l’on pouvait replacer ce « pour moi » dans l’homme, celui qui ne le mentionnerait pourtant pas perdrait peut-être de son charisme et de sa puissance ! Il serait démasqué…

Parlons donc du « pour moi », c’est-à-dire de « pour vous » ! Avez-vous des affinités électives en musique ?

Ah oui, mais elles sont tellement hétéroclites que parfois certains pourraient se demander si c’est la même personne qui parle. À ceux-là, je rétorquerais immédiatement avec un grand clin d’œil : « C’est ma richesse » ! Les gens voudraient m’épingler et lorsque je fais une petite pirouette en parlant de choses qu’ils ne connaissent pas, cela clôt la discussion. Oui, « c’est ma richesse ! »

Je pourrais citer des centaines de noms. On n’en finirait pas ! Mais pour parler du présent immédiat, j’ai des affinités électives avec Jean-Paul Dessy. Avant l’enregistrement, nous ne nous connaissions pas, hormis à travers nos cds. Cet enregistrement de Dmitri Yanov-Yanovsky est notre première entrevue et notre première collaboration. Je connais Jean-Paul Dessydepuis 24 heures. Nous avons passé hier toute une journée ensemble et chaque mot qui a été dit était le « bien sûr » de la chose. C’est vrai dans nos façons de faire et nos façons d’être. Nous sommes en phase dans chaque propos mais aussi dans l’agir musical.  Pendant l’enregistrement, à de nombreux moments je le regardais à peine, tant je le sentais dans son corps, dans son dos même.  J’étais parfaitement détendu avec lui.

Un compositeur vous lie : c’est Scelsi…

Nous avons parlé longuement de lui. Jean-Paul Dessy n’a pas eu le bonheur de le connaître, tandis que j’ai pu le fréquenter quatre ans. J’étais très proche et même « élu ». Ce propos n’est pas prétentieux ni déplacé car Scelsi était comme un gourou : il disait plutôt non aux gens qui, selon lui, n’étaient pour la plupart pas à la hauteur. Il s’agissait d’être à un niveau suffisant dans la vie pour amener tout ce qu’exige la musique : la cristallisation du tout. Scelsi entendait tout de suite si l’on était habité ou non. Et pour jouer Scelsi, il faut être habité. Il faut plonger à l’intérieur du battement de cœur de chaque son. Si chaque phalangette n’est pas marquée de matière grise, ça ne marche pas !

Je n’exagère pas en évoquant les rites de passage qu’il exigeait. Tout le monde déferlait à Rome pour voir le maître ! Et la plupart trouvaient la porte fermée. Il était tellement sur une autre planète ! J’ai eu la chance d’être déjà formé au moment de ma rencontre avec lui. Heureusement !

Ca aurait été absolument démoralisant et impossible à porter d’être rejeté par cet homme ! De toute façon, comme ditPascal : « Vous n’auriez pas cherché si vous n’aviez pas déjà trouvé »… Je crois que si je n’avais pas été si fasciné par Scelsi, je n’aurais pas eu l’idée d’aller le voir et n’aurais donc pas été à la hauteur. Voilà un petit coup d’ego ! (Rires)

Il infligeait de vraies épreuves de gourou sur chaque détail ! « On se tutoie, Jay, puisque nous sommes des frères de la musique » … C’était dérangeant, j’avais du mal… « Et bien sûr on parle français, l’unique langue civilisée. C’est quoi, la justesse ? » La justesse, bon… j’ai commencé à sortir des phrases un peu techniques : « le nombre d’or, Pythagore… » Réactions du maître : hochement de tête et signe de la main pour que j’aille plus loin. J’épuise un peu mon stock technique et il me dit : « La justesse, c’est l’extase et l’illumination. » La séance était levée.

On a continué pendant des heures, à Rome, chez lui, en face du Forum et du Colysée. Il disait « Au milieu de mon salon se trouve la ligne de démarcation entre l’Orient et l’Occident… dont je sais un brin. » Il l’indiquait du doigt, dans son living. Et quel living : y trônait un diptyque de Dali fait pour lui ! On se sentait dans l’histoire… Il était aussi le grand ami d’Henri Michaux , dont la poésie convulsive est l’une des plus fantastiques du monde. Et il avait une vie mondaine qu’il assumait pleinement : mariage à Buckingham Palace, éducation médiévale, escrime, prix international de danse, tango, rumba, etc. Il connaissait Fred et Ginger ! Ce grand mystique méditait chaque jour et ne rencontrait jamais personne avant 16h00. Il était tout à la fois !

C’est une des grandes rencontres de ma vie. J’ai vu l’homme et nous sommes devenus très proches. Je n’étais pas son élève : j’avais déjà 32-33 ans et j’étais développé, mais je le considère comme maître. Diamétralement opposé à Nadia Boulanger, qui a été essentielle, le plus grand des maîtres possibles. Les deux réunis me donnent ma plénitude. L’essence de mon être au complet.

Qu’est-ce que l’enseignement représente pour vous, qui êtes maître à votre tour ?

Je donne tout le temps des master class comme invité ponctuel. De prestigieuses institutions m’ont offert un titre permanent… Je préfère enseigner partout dans le monde : au Japon, en Russie, à New-York, en France, en Italie… Cela dit, il m’est arrivé de donner des cours plus longs, comme à l’Université de Bloomington, en Indiana où enseignent Janos Starker, Menahem Pressler, etc. C’est une des meilleures écoles de musique du monde. J’y suis allé deux fois pendant 3 mois et demi, en 2004 et 2006, et l’on m’a proposé un poste fixe, comme au Conservatoire de Paris… ce qui m’a tenté. Mais j’ai refusé.

Est-ce pour éviter une forme de routine ?

Non, car trouver la fraîcheur me serait chaque fois capital. J’ai fait une tournée dans des écoles dorées d’Île de France. L’une d’entre elles détonait : c’était un lieu difficile avec des élèves non musiciens. Le Conseil Régional d’Île de France souhaitait tenter une expérience avec moi. Ils m’ont observé du bout de la classe en notant chacun de mes actes pour voir comment s’y prenait cet E.T. qui n’avait rien à voir avec ce contexte… Les élèves au lieu d’avoir 15 ans en avaient 17 ou 18 tellement ils étaient en retard ! Quand je suis entré dans la salle, effectivement, ils jetaient des chaises et des papiers. C’était le chaos total. Mon premier geste a été instinctif : j’ai jeté mon manteau assez violemment, fortissimo. Puis j’ai posé des questions en anglais en articulant à peine, pianissississimo

Normalement, je suis dans des salles de concert et dans des théâtres. Mais là, j’étais dans une école difficile, confronté à la vie réelle. Parlons de mission !

Je suis revenu au français, un dialogue s’est installé. J’ai mimé des pulsations, des bruits de gorge, leur ai demandé ce que c’était. Quelqu’un a parlé de rythme… Je leur ai montré la différence entre la pulsation et le rythme qui est l’organisation du son dans le temps, tout cela en changeant de ton, en modulant ma voix. Je leur ai demandé ce que je venais de leur donner. Les réponses ont fusé : « des informations, des définitions, etc. » Silence… Et j’ai répondu : « Je vous ai donné le pouvoir ! I gave you power… » Très dramatique, je les ai suspendus à mes pauses… Et puis « Debout ! » Comme une bande de vieillards, ils ont mis un temps invraisemblable à se mettre sur leurs pieds et je leur ai donné un cours très rapide de direction : comment battre en 2, en 3, en 4. Ils ont appris tout de suite, sans aucune faute. Au piano, je leur ai demandé de battre le mètre correspondant. Ils ont trouvé tout de suite, au point de corriger en hurlant le seul qui avait fait une erreur. Très progressivement, je suis entré dans mon sujet : la musique américaine.

A la fin, ils ne voulaient pas que je parte. Quelque chose s’est installé…

Arrive ici la notion de routine. Le professeur qui les voit tous les jours et qui a démissionné depuis longtemps (« Ce sont des cancres ! Ils sont impossibles ! ») était jalouse : « Cette fois-ci, vous les avez eus, mais vous ne tiendriez pas dans la durée. Ne serait-ce que sur le plan vocal, vous vous donnez tellement que vous n’aurez plus de voix ! » Chaque mot compte ! « Croyez-vous que je manque autant d’imagination, Madame, pour ne pas utiliser un micro ? » Même si j’étais prof tous les jours dans ce lycée, bien que ce ne soit pas tout à fait ma destinée, ce serait avec un micro et des approches tout à fait différentes. C’est ainsi que je suis : il n’y aura pas de routine. Je ne fais pas systématiquement les choses de la même manière.

Reprenons le mot de Schoenberg : la « variation continue », la variation de la variation ! Ce n’est jamais fini, toujours en fuite, disait Donatoni, un immense compositeur qui m’a dédié une œuvre que j’aime tellement et qui porte mon prénom. La solution finale n’est jamais trouvée. Elle est toujours en fuite, toujours en mouvement.

Sur antenne à Radio France, j’ai raconté cette histoire en reprenant à la fin cette formule de Zola : « J’accuse… le prof ! » Le standard a explosé d’assentiment !

Vous avez réveillé les consciences ! Ce qui en dit long sur une manière d’être, un désir…

Ah ! le mot « désir »… Il sortait toujours de la bouche de la merveilleuse Nadia Boulanger. Elle citait son grand ami Paul Valéry (qui, lui, citait Sénèque… [Rires]), une des phrases inscrites sur le fronton du Trocadéro : « Que je sois tombe ou trésor / Que je parle ou me taise / Cela ne tient qu’à toi / Ami n’entre pas sans désir. »

C’est vrai dans la vie. C’est vrai pour notre métier de musicien : « N’entre pas sans désir ». Il n’y a aucune obligation. C’est un tel appel…

Plus fort que le rêve ?

Souvent un rêve devient réalité. Les œuvres écrites sont souvent issues des rêves. Certaines pièces sont des rêves éveillés…

Je voudrais que ce que le désir m’a amené à faire puisse donner à rêver.

Jay Gottlieb : La santé du pianiste. Propos recueillis par Isabelle Françaix, le 30 mars 2009 à Bruxelles
Entretien et Photographies : Isabelle Françaix de Ramifications – L’actualité classique de la vie musicale

top